Pierre Haroche, Enseignant en études européennes au King’s College London, expose dans une tribune parue dans le numéro de Libération du 5 juillet 2016 un point de vue intéressant sur le problème du rapport entre les élites européennes et les peuples.
« Depuis une dizaine d’années, écrit-il, l’Union a « perdu » la quasi- totalité des référendums organisés à son sujet… les dirigeants européens n’osent plus rédiger de nouveaux traités, par peur d’avoir à les faire ratifier ; et l’éventualité de nouveaux référendums de sortie fait planer une épée de Damoclès au-dessus de nombreux Etats membres. L’union ne peut plus se passer de soutien populaire, et cet enjeu est devenu vital…
Initialement, le projet européen était une affaire de gouvernements… mais dans les années 60, une deuxième catégorie d’acteurs s ‘est rebellée : les parlementaires. Voyant un nombre croissant de leurs pouvoirs transférés au niveau européen, les Parlements nationaux menacèrent de bloquer la construction européenne en refusant de ratifier les traités. Les gouvernements finirent par s’incliner et consentirent, à partir des années 70, à accroître les pouvoirs du Parlement européen…La crise actuelle transpose cette logique à un autre niveau. Tout comme les parlements dans les années 60, les peuples constatent aujourd’hui le dessaisissement des démocraties nationales. Cette perte n’est pas compensée au niveau européen car, même si les députés européens sont issus du suffrage universel, ils sont désignés dans le cadre de campagnes électorales qui restent nationales, animées par des partis nationaux sur des enjeux nationaux…Par conséquent, les politiques européennes demeurent des compromis élitistes dont personne n’a à assumer la responsabilité devant le peuple. Les seules échéances vraiment européennes sont finalement les référendums, et c’est pourquoi les peuples, comme autrefois les parlementaires, finissent par utiliser la seule arme dont ils disposent pour peser sur l’Europe : ne pas ratifier, dire non, s’opposer.
Lorsque les citoyens sont mécontents de la politique nationale, ils votent contre les gouvernants en place. Lorsqu’ils sont mécontents de la politique européenne, ils votent contre l’Union elle-même…Le jour où la politique européenne sera incarnée par des gouvernants directement responsables devant le suffrage universel, dont le mandat sera essentiellement fondé sur les engagements présentés dans le cadre de campagnes électorales européennes, alors les peuples se demanderont moins s’ils sont pour ou contre l’Europe, et plus quelles décisions ils en attendent, quel programme ils soutiennent.
Une solution radicale serait l’élection du président de la Commission européenne au suffrage universel direct… Les élites européennes y verraient leurs prérogatives diminuées, mais céder du pouvoir aux citoyens serait le prix à payer pour la survie de l’Union. Une autre solution plus légère, ne nécessitant pas de nouveau traité, pourrait aussi être trouvée. Le président de la Commission pourrait continuer à être élu par le Parlement européen, mais les candidats présentés par les partis seraient désignés par des primaires ouvertes. Comme aux Etats-Unis, les candidats à l’investiture auraient alors à passer par une longue campagne de proximité auprès des citoyens pour écouter, tester leurs idées, transmettre leur vision de l’Europe. L’Union européenne ne serait alors plus l’ennemi des peuples qu’elle est actuellement, mais un tremplin offert aux citoyens, leur permettant de faire porter leurs voix plus haut et plus fort…"