par gerald » Ven 04 Mar 2016 22:22
Dans le même état d’esprit, le philosophe Etienne Balibar publie dans le « Libération » du 2 mars 2016 une tribune intitulée : « Fin de l’Europe : la responsabilité française » où il écrit essentiellement que :
Dans les écrits des derniers jours annonçant la fin de l’Europe, un élément fait terriblement défaut : la contribution spécifique de la France à ce résultat. Il ne faut pas l’isoler sans doute. Mais la passer sous silence est une imposture et une démission de nos responsabilités.
Quand, à la fin de l’été 2015, la chancelière Merkel a pris la décision unilatérale d’accueillir en Allemagne les réfugiés qui fuient les massacres de Syrie et d’autres théâtres de guerre au Moyen-Orient, il y avait deux attitudes possibles : venir renforcer son initiative ou organiser le sabotage. Après quelques tergiversations, le gouvernement français a fait mine d’adopter la première pour pratiquer, en fait, la seconde. Ayant officiellement accepté le plan Juncker de répartition des réfugiés en Europe, la France a tout fait pour que cet accord demeure lettre morte. A ce jour, sur 24 000 réfugiés qu’elle aurait dû accueillir, quelques dizaines l’ont été.
On nous dit que les réfugiés « ne souhaitent pas » venir en France. A supposer que ce soit vrai, on ne se demande pas pourquoi la « terre d’asile » de naguère est devenue si dissuasive pour ceux qui manquent de tout au monde. Que ce lâchage de l’autre grande nation européenne soit de nature à persuader les Allemands qu’ils seront seuls à porter le problème, c’est leur affaire, n’est-ce pas ? Ils n’avaient qu’à ne pas se croire meilleurs que les autres…
C’est leur affaire, sauf que nous essayons aussi de nous en mêler. Le mois dernier, le Premier ministre, Manuel Valls est allé à Munich stigmatiser la politique engagée par Angela Merkel. Le ministre Bernard Cazeneuve, ayant mis en route le processus de démantèlement de la « jungle » de Calais, qui ne manquera pas de rejeter sur les routes des centaines de désespérés, s’étonne de voir la Belgique fermer sa frontière. Oui, l’Europe se décompose chaque jour davantage, et nous y sommes pour quelque chose. Nous en subirons donc les conséquences sur tous les plans : l’honneur, qui commande une part moins négligeable qu’on ne croit de la légitimité historique des constructions politiques, mais aussi la sécurité collective ou la protection des individus, qui sont les conditions de la vie civile. Sauf si, au bord de l’irrémédiable, la conjonction d’un mouvement d’opinion éclairé et d’un réflexe de courage de nos gouvernants amorçait un redressement. Je n’y crois pas trop, j’en formulerai pourtant les deux conditions qui me semble incontournables.
La première, c’est de dire enfin haut et fort que Merkel a eu raison et que son initiative ne doit pas échouer. La question n’est pas de ses motivations. C’est de reconnaître la justesse politique d’une décision, la ligne qu’elle trace entre deux conceptions de l’Europe, et l’importance des responsabilités qui en découle pour nous tous. Après cela, que Merkel paye de son isolement dans les opinions européennes des années de « politique de puissance » et d’imposition de l’austérité en Europe, c’est sûr, mais ce n’est pas la question – et nous n’avons rien à lui envier à cet égard puisque nous l’avons suivie quand il aurait fallu, au contraire lui résister. Le Président français doit donc aller à Berlin cette fois pour la bonne cause : dire le moment historique où nous sommes et appeler solennellement avec l’Allemagne les autres nations européennes à y faire face ensemble dans leur intérêt et pour l’avenir.
La seconde, c’est de refuser immédiatement et activement l’isolement de la Grèce où se déverse la masse des réfugiés – c’est-à-dire son exclusion du système des nations européennes, que le bouclage des frontières depuis la Hongrie et l’Autriche jusqu’à la Macédoine et l’Albanie, est en train de réaliser dans les faits, transformant le pays tout entier en un camp de rétention à ciel ouvert, dans lequel se développeront des violences de toute nature qu’il ne sera plus temps de déplorer quand elles seront devenues incontrôlables. Il ne suffit pas de faire hypocritement la leçon aux voisins balkaniques et aux Grecs eux-mêmes, ou d’aller supplier les Turcs engagés de plus en plus activement dans la guerre du Moyen-Orient ou de charger l’Otan d’une guérilla maritime contre les « passeurs » alors que ce sont des opérations de sauvetage qui s’imposent. Il faut des mesures d’urgence et de grande envergure, comme en d’autres temps de catastrophe collective.
Je rêve, n’est-ce pas ? Non, j’ouvre la discussion. Discutons donc, je vous prie, mais n’attendons pas trop, car le compte à rebours a commencé.
(Prochain ouvrage d’Etienne Balibar à paraître : « Europe, crise et fin ? » aux Editions le Bord de l’Eau.)
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