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Philanthropie et business de la bonne conscience

Notes d'analyses et opinions

Philanthropie et business de la bonne conscience

Messagepar scripta manent » Mar 13 Sep 2011 21:19

Dans son édition du 29 juin 2011, le quotidien Le Monde nous livre un supplément « Le Monde Argent » largement consacré à la philanthropie.
« Apprendre à donner », tel est le fil conducteur de cette série d’articles, qui font écho aux deuxièmes Assises de la philanthropie, organisées en partenariat entre l’Institut Pasteur et « Le Monde Argent ».
Un léger malaise m’a saisi en lisant les titres des articles : « La générosité, une idée neuve » (ah bon ?) ; « Les règles du capital-risque appliquées au secteur associatif » ; « Pourquoi la France reste à des années-lumière des Etats-Unis en matière de philanthropie », « Les services des banques privées » (nous y voila …), « Mode d’emploi pour devenir un philanthrope », « Moins d’assujettis à l’ISF, c’est aussi moins d’argent pour les fondations ».
Une lecture attentive a transformé le léger malaise en profond dégoût et je vais dire pourquoi.

Quelques extraits de la prose dont je me suis infligé la lecture intégrale donneront un reflet de la thèse développée dans ces quelques pages.
« Le développement insuffisant des fondations en France s’explique par une forte emprise de l’Etat sur l’utilité publique et sa crainte de voir se développer une concurrence privée, capable, à travers l’accumulation de richesses, de constituer un réel contrepouvoir ». Formidable impudence du dogme « ultralibéral » ! L’Etat est ici ravalé au rang de concurrent, de gêneur, qui pourrait se mettre en travers du nouvel ordre social : la grande richesse entend secourir, si elle le veut et comme elle l’entend, la grande pauvreté.
Les gestionnaires de fortune qui, après l’investissement éthique, le développement durable et l’économie solidaire, flairent ici un nouveau champ de développement du business de la bonne conscience, exposent sans trop de fard leur stratégie : « Aider le client à définir son projet, évaluer l’implication qu’il nécessite, élaborer une méthode pour vérifier l’impact du don … Tous ces services sont proposés par l’établissement en complément de prestations plus attendues en ingénierie fiscale et patrimoniale » (comme c’est joliment dit …). «A l’heure où la philanthropie se démocratise grâce aux fonds de dotation et se modernise sous l’impulsion de la clientèle des nouvelles fortunes, cette niche fournit aux banques privées un formidable terrain d’observation et d’échanges avec sa clientèle ». (lire : le client étant appâté avec ce produit d’appel politiquement correct, on arrivera bien à lui fourguer le reste du catalogue).

Arrêtons-nous un instant sur les mécanismes qui sont ici à l’œuvre.
La dérégulation financière des trente dernières années a permis le développement d’un casino mondial où se brasse l’argent de « l’optimisation » et de l’évasion fiscales, choyé par des établissements financiers mettant à profit toutes les ressources de leur « ingénierie », dont les paradis fiscaux. La grande richesse échappe ainsi autant qu’elle le peut aux contributions fiscales et sociales. C’est l’étape 1 du dispositif, à l’issue de laquelle les protagonistes sont en place : de grandes fortunes qui ont échappé à l’impôt, de grandes misères qu’il va falloir secourir et des Etats exsangues par défaut de recettes fiscales.
La mascarade philanthropique, étape 2 du dispositif peut commencer : La grande richesse se donne bonne conscience en redistribuant une petite partie des fortunes accumulées, souvent en violation des règles fiscales. Au passage, suprême facétie, elle bénéficie d’avantages fiscaux, cette fois-ci parfaitement officiels, pouvant aller jusqu’à 66 ou 75 % des sommes données. L’Etat, déjà escroqué à l’étape 1, supporte ainsi, en étape 2, le plus gros du coût de la « philanthropie » privée. A bout de ressources, il transfère au secteur privé des pans entiers des biens et prérogatives publics, alimentant ainsi une spirale infernale.

La philanthropie peut évidemment être parfaitement respectable, qu’elle soit le fait de grands entrepreneurs ayant fait fortune dans des conditions honorables ou, c’est souvent le cas, des secours humbles et anonymes aux plus démunis.
Mais elle peut aussi être une escroquerie intellectuelle et sociale et il faut alors la présenter pour ce qu’elle est ou, au moins, ouvrir le débat, ce que n’a pas fait « Le Monde Argent ». Citons tout de même ce timide commentaire : « Certains responsables du monde caritatif voient d’un mauvais œil ce débarquement d’acteurs issus du monde de l’entreprise », vite contrecarré par cette citation d’un acteur du marché « Notre discours n’est pas acceptable par tous, mais les problèmes sociaux s’aggravent et l’Etat se désengage. Il faut bien trouver de l’argent pour financer des projets sociaux ! ». Fermez le ban.

Ce qui est en débat n’est pourtant pas anecdotique. Il s’agit du choix entre une société assurant à tous ses membres une vie digne et libre dans le cadre d’un contrat social défini démocratiquement et garanti par l’Etat, ou une société dans laquelle le sort des laissés pour compte dépend du bon vouloir des vainqueurs et des nantis.
Le second modèle ouvre des perspectives effrayantes car, outre qu’il est le corollaire d’un système économique et social qui produit des crises de plus en plus dévastatrices, le partage y est incertain et peut être fondé sur des conditions et choix discriminants, en fonction des croyances, opinions ou origines.
Les Etats ont leur large part de responsabilité dans l’émergence de cette seconde voie. Ils l’ont laissée se développer, quand ils ne l’ont pas favorisée. Il appartient aux citoyens de rappeler que, en démocratie, ils sont supposés êtres les maîtres du jeu et de siffler la fin de la partie.
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Re: Philanthropie et business de la bonne conscience

Messagepar scripta manent » Ven 10 Fév 2012 17:34

Toujours au chapitre de la philanthropie, le Canard enchaîné du 1er février 2012 se fait l'écho d'une proposition de loi UMP visant à faciliter le cadeau de jours de RTT par un salarié en faveur d'un autre salarié qui, pour des raisons personnelles, aurait besoin de temps libre.
Tout cela semble fleurer bon la générosité, mais ce peut être aussi l'amorce d'un curieux engrenage, mettant la redistribution et la couverture des risques à la merci d'initiatives individuelles et privées, à défaut de prise en charge par un système public de solidarité.
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Re: Philanthropie et business de la bonne conscience

Messagepar voxpop » Mar 17 Avr 2012 11:58

Le XIXème siècle industriel a connu lui aussi un "brutal face-à-face" entre la grande richesse et la misère :
" Le capitalisme du XIXème siècle développe, en même temps que lui-même, un brutal face-à-face : entre la richesse et la misère ouvrière ; entre l'aisance cultivée et l'angoisse brute ; entre le pouvoir et l'absolue dépendance. " (Michel Beaud. Histoire du capitalisme (à lire !) Editions du Seuil, 1990, p. 149).
Et déjà, certains préfèrent la philanthropie à la réforme. Adolphe Thiers, que Clémenceau qualifiera comme suit " le type même du bourgeois cruel et borné qui s'enfonce sans broncher dans le sang " a exprimé cela sans détour :
" Le riche est bienfaisant quelquefois et il quitte ses palais pour visiter la chaumière du pauvre, bravant la saleté hideuse, la maladie contagieuse et, quand il a découvert cette jouissance nouvelle, il s'y passionne, il la savoure et ne peut s'en détacher ". Thiers en conclut qu'il y a là des raisons suffisantes pour ne point réformer : " Supposez toutes fortunes égales, supposez la suppression de toute richesse et de toute misère ; personne n'aurait le moyen de donner (...) vous auriez supprimé la plus douce, la plus charmante, la plus gracieuse action de l'humanité. Triste réformateur, vous auriez gâté l'oeuvre de Dieu en voulant la retoucher. "
Aujourd'hui, les gourous du bienfaisant ultralibéralisme ne font plus guère référence à Dieu mais, à part cela, ils sont les dignes héritiers du " bon monsieur Thiers ".
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Re: Philanthropie et business de la bonne conscience

Messagepar scripta manent » Dim 15 Juin 2014 18:19

Cela fait maintenant plusieurs mois que la Fondation de France développe une campagne d'appel aux dons, sous forme publicitaire dans la presse, sur le thème : " Mon impôt, je préfère qu'il serve les causes que je choisis ".
Sous le bandeau " Spécial ISF ", il est précisé : " Vous aussi, agissez efficacement avec la Fondation de France en transformant votre ISF en don : (...) Vous bénéficiez d'une réduction de votre ISF à hauteur de 75 % de votre don. "
Là encore, la philanthropie flirte avec l'ingénierie financière. Admettons que ce soit de bonne guerre, la loi étant ce qu'elle est.
Mais le thème développé ici (" je préfère que mon impôt serve les causes que je choisis ") comporte comme un parfum de suspicion à l'égard du processus " républicain " de collecte de l'impôt, lequel n'est, par définition (contrairement à certaines taxes), pas affecté. Il vient alimenter un pot commun de ressources financières, utilisées ensuite dans le cadre de la préparation et du vote des budgets publics.
La Fondation de France est un organisme respectable et utile. Il est regrettable qu'elle communique dans cette tonalité.
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