par gerald » Sam 09 Avr 2016 18:45
"L'accord UE-Turquie sur les réfugiés renforce le pouvoir des passeurs"
Dans un entretien paru dans Médiapart le 8 avril 2016, François Crépeau, Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de l’homme des migrants et professeur à la faculté de droit de l’université McGill, s’exprime sur la politique répressive dans la gestion de l’exode des Syriens, mise en œuvre à travers l’accord Turquie-UE.
Extraits :
« Légalement, il existe un problème de fond. Cet accord ne tient pas. Je suis convaincu qu’il va être cassé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et la Cour de Justice de l’Union Européenne qui ne manqueront pas d’être saisies par un ou plusieurs des migrants renvoyés de Grèce en Turquie. …Par le passé, le CEDH a jugé, dans le cadre de renvois prévus par le règlement de Dublin, que la Grèce ne pouvait pas être prédéfinie comme un « pays tiers sûr » pour l’ensemble des migrants et qu’une analyse personnalisée s’imposait avant chaque renvoi. Ce qui vaut pour la Grèce vaut aussi pour la Turquie….Ces deux pays font partie du Conseil de l’Europe et ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. Ils sont donc soumis à l’autorité de la Cour...
Les politiciens européens comptent probablement sur les deux ans qui risquent de s’écouler avant que la justice ne se prononce. En attendant, ils espèrent que l’application de l’accord va décourager les migrants et que la baisse des arrivées leur donnera le répit nécessaire pour remporter les éventuelles échéances électorales à leur agenda.
Mais le nombre de passages va-t-il diminuer ? Rien n’est moins sûr.
Depuis la mise en place de l’accord, …les migrants sont détenus dans les hotspots installés dans les îles grecques. Pour autant les arrivées n’ont pas cessé… Ce qui compte, aux yeux des politiciens, est peut-être moins l’efficacité de la détention comme dissuasion que l’efficacité du discours politique sur la détention comme dissuasion…ils pensent convaincre leurs électeurs simplement en affirmant qu’ils veulent enfermer les migrants…
Les politiques migratoires fondées sur la répression créent un marché pour les passeurs dont la « valeur ajoutée » est de faire éviter aux migrants les lieux où se produit la répression…Les routes se réinventent constamment en fonction des mécanismes de blocage. Les tarifs de la clandestinité augmentent et la dangerosité s’accroît. Plutôt que de détruire les réseaux de passeurs, cet accord va renforcer leur pouvoir. Plutôt que de sauver des vies, il va mettre davantage de gens en danger….La prohibition crée effectivement le marché clandestin. C’était le cas pour l’alcool dans les années trente entre les Etats-Unis et le Canada ; c’est le cas pour la « War on Drugs » depuis quarante ans : les cartels ne doivent leur existence et leur puissance qu’à cette politique ; c’est le cas pour les passeurs… L’accord entre l’UE et la Turquie est non seulement légalement contestable mais aussi stratégiquement inefficace…
L’Europe devrait organiser des programmes de réinstallation de réfugiés directement depuis les pays de transit….Plutôt que d’encombrer les procédures d’asile dans les pays de destination, il serait plus efficace de reconnaître le statut de réfugié, avec l’aide du HCR, dans les pays de premier accueil que sont le Liban, la Jordanie, La Turquie et l’Egypte. Dans ces pays, les candidats se présenteraient
au bureau allemand, suédois, néerlandais, français, espagnol etc., et attendraient leur tour. Les demandes seraient examinées sur place ; des enquêtes de sécurité pourraient être effectuées ; les personnes suivraient des cours de langue pour préparer leur installation en Europe. Les départs devraient être échelonnés à un rythme de quelques milliers par semaine. Tout cela se ferait dans l’ordre…Les discours populistes et nationalistes, qui se nourrissent de la désorganisation montrée par les médias, seraient ainsi contredits…
La génération de la seconde Guerre mondiale nous a laissé l’infrastructure des droits de l’homme en héritage : il est triste de voir que la première génération de politiciens qui n’a plus aucun souvenir de cette guerre mette en cause les leçons de cet héritage pour faire face à une « crise » dont l’ampleur n’a rien à voir avec une guerre mondiale…
Les migrants partent de chez eux pour fuir la guerre ou la pauvreté, mais aussi parce qu’ils savent pouvoir trouver du travail en Europe. C’est un fait connu que les dirigeants politiques font mine d’ignorer : pour des raisons démographiques, l’UE a besoin de main-d’œuvre. De nombreux secteurs non délocalisables, comme la construction, l’agriculture, la restauration ou les services à la personne ne trouvent pas preneurs pour des emplois à bas ou moyen salaire. Si les migrations étaient mieux organisées, et si les Etats membres acceptaient le principe d’une répartition équitable, les arrivées seraient tout à fait gérables…
Les flux migratoires évitent la France, ou alors la traversent, parce que ce pays a mauvaise réputation auprès des migrants. Les débats récurrents sur l’islam, la laïcité ou l’identité, entre autres, participent à ternir son image…Les autorités françaises ne cherchent pas à attirer les réfugiés. Elles ne sont pas mécontentes d’observer les flux se diriger vers l’Allemagne et l’Europe du Nord. Paris perd ainsi l’occasion de participer à un leadership européen… »
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