L’enlisement institutionnel de l’UE : la directive « congé maternité »
Dans son numéro de janvier 2016, le « Monde Diplomatique » publie une enquête d’Anne-Cécile Robert sur « L’édifiant destin de la directive européenne sur le congé maternité » dont elle fait le symbole de certaines tares institutionnelles de l’UE.
Résumé :
Actuellement le congé maternité dans l’UE varie beaucoup selon les Etats à la fois par sa durée (du simple au quintuple), la définition des ayants droit, les montants et les types de prestations. La politique sociale, dont les droits de congé maternité font partie, relève du principe de subsidiarité, c’est à dire les sujets traités en priorité par les Etats, l’UE ne pouvant adopter que des mesures de coordination. Ce partage de compétences vise à préserver des modèles sociaux disparates que les gouvernements estiment ne pas avoir à justifier ni à discuter à Bruxelles.
En 2008 la Commission européenne propose d’étendre à 18 semaines au minimum le congé maternité indemnisé, précédemment fixé à 14 semaines depuis une directive de 1992. Ce projet est voté en première lecture en 2010 par le Parlement qui l’amende en proposant d’augmenter le congé à 20 semaines. Le Parlement passe ensuite le dossier au Conseil des ministres. Fin 2015, c’est à dire 7 ans après le lancement de la proposition, il n’en est toujours pas sorti ! En se demandant pourquoi, l’auteure de l’enquête fait entrer le lecteur dans les rouages du Conseil.
Le Conseil, à la présidence tournante, est un organe à composition variable avec la présence de ministres spécialisés des Etats membres qui se rendent à Bruxelles ponctuellement selon les sujets à l’ordre du jour des séances. La permanence de l’institution est assurée par un Comité des représentants permanents (COREPER) dont les membres, nommés pour 5 ans, résident à Bruxelles pour assurer l’interface entre chaque capitale et les instances de l’UE. Les représentants et leurs adjoints se voient attribuer les droits et prérogatives des ambassadeurs. Instance diplomatique, le COREPER travaille dans le secret des négociations entre gouvernements. Il dispose d’un secrétariat général, et pour l’assister sur le plan technique, de 250 à 300 groupes de travail composés de fonctionnaires. Deux formations se réunissent chaque semaine au sein du COREPER : le COREPER 1, composé des représentants adjoints qui prépare les travaux des 6 formations du Conseil (agriculture et pêche ; transports, télécoms et énergie ; compétitivité ; éducation, jeunesse, culture et sport ; emploi, politique sociale, santé et consommateurs ; environnement) ; le COREPER 2 réunit les représentants permanents pour préparer les réunions des différents conseils (affaires générales, affaires étrangères, affaires économiques et financières, justice et affaires intérieures). En anticipation des réunions du Conseil, le COREPER distingue les points « A » sur lesquels les représentants permanents se sont entendus et que les ministres se contentent d’adopter sans débat (environ 80% des ordres du jour), et les points « B » jugés trop politiques et qui doivent être tranchés par les ministres eux-mêmes. Le COREPER effectue un vrai travail politique et juridique qui aboutit souvent à déterminer la position du Conseil sur des dossiers importants.
Cependant, la culture du COREPER est de parvenir à tout prix à une décision. Même dans les domaines régis par le vote à la majorité qualifiée (c’est le cas du congé maternité), les 28 représentants permanents cherchent le consensus, ce qui aboutit souvent à s’accorder sur le plus petit dénominateur commun. Une pratique de négociation multi-niveaux a été développée, consistant à discuter de plusieurs sujets à la fois, ce qui favorise le « donnant-donnant », où les gouvernements cèdent sur un dossier pour gagner sur un autre. Les représentants permanents et leurs équipes qui résident quasiment tous sur place se fréquentent et « cette mécanique villageoise huilée par l’idéologie dominante, libérale et intégrationniste favorise des compromis droitiers négociés dans les antichambres par de jeunes technocrates « revenus de tout sans être allés nulle part » selon l’auteure. Les allers-retours consultatifs sont incessants avec les capitales, le représentant permanent devant non seulement rallier ses partenaires aux positions de sa capitale, mais aussi rallier sa capitale aux positions des autres. « Instance intergouvernementale, le COREPER peut ainsi se transformer en pratique en outil d’intégration européenne ».
Dans le cas de la directive congé maternité, il s’avère que le COREPER n’a jamais entamé les travaux de conciliation des positions nationales. Selon un fonctionnaire européen belge cité dans l’article : « Au printemps 2015, les représentations permanentes des gouvernements ont boycotté les réunions proposées par la députée belge Maria Arena…très en pointe sur ce dossier, arguant qu’il était inutile de discuter en l’absence de consensus entre les ministres ». Le processus est donc interrompu sans que l’on sache précisément quels Etats bloquent et sur quelle base. Choqués par l’attitude du COREPER, marquée par l’opacité et le refus de se prononcer alors que le processus de décision a été enclenché, les députés socialistes européens considèrent que : « Mieux légiférer ne peut consister à retirer les dossiers conflictuels. Mieux légiférer, c’est assumer le débat politique sur les propositions législatives ». Selon un conseiller parlementaire : « Le Conseil ne respecte ni la Commission ni le Parlement ». Pendant l’été 2015, la Commission annonce qu’elle reprend la main en vertu de son pouvoir général d’initiative : elle retire sa proposition sur le congé maternité de 2008 et en fera une autre plus large sur le marché du travail incluant ce sujet en 2016.
Les pratiques du « trilogue », instance qui réunit les représentants du Parlement, du Conseil et de la Commission pour parvenir à une version commune des textes en discussion, rappellent celles du COREPER dans leur manque de transparence, critiqué par la médiatrice européenne Emily O’Reilly : « Aucun compte rendu n’est publié…On ne sait jamais vraiment quand les réunions ont lieu ou comment les décisions sont prises ». On évoque même une « coreperisation » du processus de décision, les institutions du trilogue négociant de façon informelle, retirant des points des discussions, en modifiant d’autres, dès la première lecture des textes.
L’auteure termine ainsi son enquête : « Le petit psychodrame qui a entouré la directive congé maternité ne serait-il que l’arbre qui cache l’immense forêt du consensus où sont installées les institutions européennes ? Au-delà des luttes de pouvoir entre les institutions, la logique de la discussion permanente favorise en effet le conformisme, dépolitise les dossiers et brouille les responsabilités….Elle conduit également à une fédéralisation technico-juridique rampante qui accorde aux experts, présents à tous les stades du processus législatif, un pouvoir échappant au contrôle démocratique ».
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