La " World policy conference " est une sorte de grand-messe consacrée à la problématique de la " gouvernance globale ", qu'il faut comprendre ici comme " gouvernance mondiale ". Elle rassemble des hommes politiques, des patrons de grands groupes industriels et commerciaux et des dirigeants d'institutions internationales, qui viennent échanger sur ce vaste sujet. Sa 5ème édition a eu lieu en décembre 2012 à Cannes. Pascal Lamy y a prononcé un discours remarqué, tranchant avantageusement sur l'eau tiède et les " bons sentiments qui n'engagent à rien " qui font le plus souvent tout le charme des ces colloques.
Nous en reproduisons ci-après le texte intégral :
" Mon propos de ce soir, que je prononcerai en Français par égard aux lieux qui nous accueillent, croisera à diverses reprises ceux qui ont déjà été tenus par plusieurs intervenants durant votre conférence autour de ce thème de la gouvernance mondiale.
Telle était bien, je crois, l'intention de Thierry de Montbrial en m'invitant, ce dont je le remercie, à exposer devant un public aussi averti que le vôtre, quelques-unes de mes thèses sur ce vaste sujet.
Je le ferai en tentant d'établir un pont qui manque trop souvent, celui qui doit relier en la matière le monde des penseurs et celui des acteurs. Celui des intellectuels, des académiques, des concepteurs avides de plans à l'esthétique
satisfaisante pour l'esprit d'un côté. De l'autre, celui des praticiens, des soutiers, des cantonniers de l'international dont le métier est de trouver des solutions pratiques à des problèmes concrets et parfois urgents. A eux de proposer des compromis dont l'accouchement douloureux doit tenir compte des réalités politiques dont il n'est point besoin de répéter qu'elles demeurent d'abord locales.
J'articulerai ces quelques remarques de la manière suivante :
1. Des progrès dans la gouvernance globale se heurtent depuis longtemps à des difficultés spécifiques dont la nature est trop souvent sous-estimée
2. Pour autant, la gouvernance globale a connu des progrès jusqu'à une inflexion que l'on peut situer à la fin des années 90 au siècle dernier
3. Les deux dernières décennies ont accentué les difficultés préexistantes
4. Dans ce contexte peu favorable, quelques pistes de progrès me semblent néanmoins disponibles
1 - Par rapport à d'autres systèmes de gouvernance qu'il s'agisse de nations, d'entreprises ou d'associations humaines diverses, la gouvernance globale se heurte à des difficultés spécifiques Nous savons ce que l'on est en droit d'attendre d'une gouvernance : du leadership, de la légitimité, de la cohérence, de l'efficacité, autrement dit des résultats, et nous savons combien, pour produire leurs effets, ces éléments doivent être étroitement imbriqués.
Nous savons aussi que le système westphalien en vigueur depuis trois siècles et demi, ce système composé d'Etats nations souverains est, par construction, difficilement capable de les produire. C'est vrai pour le leadership : comment désigner un leader si les états nations souverains sont égaux en droit, ce que veut la théorie westphalienne ? C'est vrai pour la légitimité : le creuset de la légitimité politique demeure national, local, et la légitimité est une fonction dont la valeur décroit exponentiellement avec la distance du citoyen. Le bon vieux principe de subsidiarité. C'est vrai de la cohérence : la gouvernance internationale repose sur des organisations dont les mandats sont spécifiques. Et la théorie
selon laquelle ces organisations, parce qu'elles sont conduites par des souverains cohérents, sont elles-mêmes cohérentes entre elles, a montré ses limites depuis longtemps. Pour ne prendre qu'un exemple : les pays membres de l'OMC et ceux de l'OIT sont les mêmes. Ils acceptent que l'OMC soit observateur à l'OIT. Mais pas que l'OIT soit observateur à l'OMC !
C'est encore vrai de l'efficacité : sauf exception, les décisions qui comptent (je ne parle pas des résolutions de Congrès) sont adoptées par consensus et sont donc rares. Leur mise en oeuvre souffre, sauf exception du type OMC, d'un déficit de contrôle ou de surveillance, et de mécanismes de contrainte.
Les administrations internationales sont encore plus sujettes au syndrome bureaucratique que les administrations nationales et donc de rendement peu efficace. Le ratio "moyens mis en oeuvre sur résultats obtenus" est médiocre.
Dans ces conditions, le passage de la gouvernance mondiale à la gouvernance internationale, pour nécessaire qu'elle soit au fur et à mesure que progresse l'interdépendance, ne peut être que pénible et lent. C'est pourquoi j'ai souvent comparé, en matière de gouvernance, le national à l'état solide de la matière et l'international à son état gazeux.
2 – Malgré ces obstacles, un système international a progressivement vu le jour depuis la création de l'Union Internationale des Télégraphes vers 1860 jusqu'à la Cour Pénale Internationale en 1998. Cet ordre international comporte un ciment juridique constitué par des traités contractés par des entités étatiques ayant accepté, au cas par cas, des renoncements partiels de souveraineté. La somme de ces accords internationaux crée un système de règles, d'obligations, d'engagements, de responsabilités plus ou moins contraignants. Il s'incarne dans un paysage d'institutions formelles dont les éléments principaux sont le système des Nations Unies et celui de Bretton Woods. Et des structures informelles de type G5/G-7/G-8, désormais G-20, dont la vocation est de produire des impulsions politiques et une forme de cohérence transverse en l'absence d'un gouvernement mondial évidemment utopique. Une sorte d'archipel qui ne couvre pas, et de loin, l'ensemble des champs désirables de la gouvernance internationale, et dont la carte des ilots montre qu'ils sont reliés entre eux par
davantage de pointillés que de traits pleins.
• Notons au passage qu'il a fallu plusieurs catastrophes mondiales majeures au XXe siècle pour mobiliser l'énergie politique nécessaire à quelques sorties de l'attraction westphalienne • Notons aussi, et ce n'est pas un hasard, que c'est sur le continent qui a connu, encore plus que les autres, les ravages de ces catastrophes que la seule entreprise réellement supranationale, la construction européenne, a vu le jour. Entre le solide et le gazeux, je la situe dans le liquide.
• Notons enfin que le logiciel idéologique de cette gouvernance qu'il serait excessif de résumer au consensus de Washington, a été produit par l'Occident, je veux parler du capitalisme de marché globalisé et du système politique des démocraties libérales.
3 – Depuis environ deux décennies, cette construction progressive d'une gouvernance internationale a marqué le pas en raison d'évolutions de nature géopolitique, géoéconomique, et je dirai même géotechnologique qui ont accentué les viscosités de la période précédente.
La première de ces évolutions, que l'on pourrait appeler révolution, est l'émergence de pays en développement à la faveur de la globalisation. L'Occident a produit la matrice de son déclin relatif et qui est celle des progrès du reste du monde. Des puissances émergentes ont utilisé le levier du capitalisme de marché dopé par les technologies de l'information, pour
produire un développement économique et social d'ampleur et de rapidité inconnues jusqu'alors. Y compris dans la réduction de la pauvreté, si ce n'est celle des inégalités. D'où ce grand basculement, dont parle Jean Michel Sévérino, qui rebat les cartes de la géopolitique mondiale. Et fait apparaitre des acteurs moins enclins à accepter des érosions de souveraineté, ou à prendre des responsabilités internationales que les acteurs plus anciens en raison d'expériences historiques, d'attitudes culturelles ou de postures diplomatiques différentes. Ne comptant pas parmi les auteurs des règles du jeu international, ils sont moins disposés à les appliquer. Va pour la globalisation de l'économie et des marchés. Mais pas pour la globalisation de
la politique. Pour autant, pas de contreproposition holistique à ce stade.
Conséquence : les règles du jeu précédentes sont remises en cause, en particulier dans le domaine économique dans lequel l'équilibre des obligations et des responsabilités contre l'ancien Nord et l'ancien Sud ne vaut plus , qu'il s'agisse des règles du commerce international, du changement climatique, ou du système de taux de change, trois domaines dont les fondements sont sapés par les difficultés de la relation US/ Chine.
La seconde de ces évolutions tient à la crise économique depuis les années 2007/2008. D'abord parce qu'en augmentant le différentiel de croissance entre anciens et nouveaux acteurs, elle a accéléré le grand basculement. Ensuite parce qu'elle a fortement délégitimé le logiciel occidental qui avait servi de modèle dans la période précédente et que les diverses organisations internationales appliquaient conformément aux instructions des pays qui y étaient les plus influents.
Enfin parce que la crise a largement vidé le réservoir d'énergie politique nationale disponible pour la gouvernance globale. Contrairement à une idée reçue, la politique internationale exige une dépense d'énergie politique considérable tant il est vrai qu'il est plus difficile de faire admettre aux opinions publiques qu'il faut accepter des compromis avec des étrangers
qu'avec des semblables. Une négociation internationale est d'abord une négociation nationale, domestique, et implique une forte dose de leadership politique domestique dont l'histoire de la politique étrangère des Etats Unis nous offre un bon exemple. En ce sens, la gouvernance internationale ne consiste pas à globaliser des problèmes locaux, mais à localiser des
problèmes globaux. Par temps de crise, par temps de meurtrissures économiques et sociales qui raidissent, à juste titre, les opinions, les gouvernements sont affaiblis et réservent à la préparation des prochaines échéances politiques ce qui leur
reste d'énergie, délaissant ainsi, en attendant des temps meilleurs, le théâtre international.
Résultat : la gouvernance internationale entre en phase de crise, incapable qu'elle est à ce jour, d'accoucher des nouveaux équilibres et des nouveaux principes de coopération correspondant à ce nouveau monde, incapable d'inventer de nouveaux terrains d'entente. En gros, plus grand-chose depuis la création de l'OMC et de la CPI, qui ont suivi de peu la chute du Mur. Pas de réforme du Conseil de Sécurité de l' ONU pourtant antédiluvien. Et la plupart des grandes négociations internationales à l'arrêt. Et même quelques régressions si l'on veut bien considérer pour ce qu'elle est la métempsychose chaotique du protocole de Kyoto.
4- Dans ces circonstances, et en supposant, ce qui est mon cas, que cette crise de la gouvernance globale est porteuse de dangers majeurs d'ordre politique, économique, social, culturel, pour les générations à venir et donc qu'il faut y remédier, il nous faut explorer les chemins du possible selon quelques principes :
• D'abord renoncer à l'espoir du big bang de la gouvernance globale. Il ne pourrait résulter que de l'énergie politique provoquée par un conflit mondial majeur dont la probabilité me parait, heureusement, faible.
Même s'il est des catastrophes en puissance en matière de changement climatique par exemple. Et donc utiliser l'existant en
tentant d'en optimiser l'usage. Je pense, en particulier au triangle G-20/Nations Unies/Organisations Internationales.
Le G-20, sans légitimité, peut, je dis bien peut, produire des impulsions et une certaine cohérence. Les Nations Unies,
dont l'efficacité n'est pas le point fort, peuvent fournir de la légitimité. Les Organisations Internationales spécialisées, fortes de leur expertise et de leur savoir-faire peuvent, si elles sont appuyées par les deux autres pôles du triangle, produire des solutions. Trois exemples récents de cette interaction :
- les quelques progrès réalisés dans la régulation globale de l'industrie financière depuis la création, par le G-20, de cette
Organisation Mondiale de la Finance furtive à partir du Comité de Bäle et de la Banque des Règlements Internationaux.
- la résistance apportée durant la crise et jusqu'à présent aux pressions protectionnistes malgré des dérapages préoccupants
ici ou là.
– la modération de la hausse des prix mondiaux de l'alimentation qui aurait été amplifiée par les restrictions à l'exportation qui a été initié grâce au travail conjoint G-20/NU/FAO/OCDE/ PAM/ WTO
• En l'absence d'énergie politique pour conclure de nouveaux instruments contraignants, c'est-à-dire des Traités, s'attacher à la mise en oeuvre des règles qui existent en en améliorant la surveillance, ce que fait l'OMC pour l'instant, ce que pourrait faire le FMI (notez le conditionnel !). Mettre en place des instruments de mesure, des repères, susceptibles de créer davantage d'accountability, mot difficile à traduire en français. Les objectifs du millénaire ont été, de mon point de vue, une avancée notable. Je pousserai même jusqu'à suggérer de mettre au point, ce qui me semble faisable, une grille de performances des institutions internationales et de leurs dirigeants de manière à inciter à des comportements plus orientés sur des résultats vérifiables. Voire même, mais je touche là les limites du sacrilège, faire de même avec les diplomates multilatéraux.
Dans le même ordre d'idées, accepter de la régulation douce et donc très imparfaite ( soft regulation) pour combler en partie les trous de l'archipel dans des matières comme l'énergie, la taxation, les migrations, la cyber sécurité. En admettant les limites de cette technologie de gouvernance, comme on l'a vu avec l'échec de l'harmonisation internationale des règles comptables, domaine pourtant essentiel de la globalisation.
• A une autre échelle, oeuvrer à l'intégration régionale : la mini globalisation en quelque sorte. Parce que les obstacles à surmonter pour sortir de l'attraction westphalienne dont je parlais tout à l'heure sont moins élevés entre voisins de langue, de géographie, de civilisation, et je pense en particulier, aux intégrations régionales au sein du continent africain. Tout en sachant que ce n'est pas la panacée comme le montrent les turbulences que connait actuellement la construction européenne, victime, comme on pouvait le prévoir, du retour au chacun pour soi sous la pression de la crise. Même si des
formes nouvelles de gouvernance y sont probablement en gestation.
• De manière pratique, réfléchir au potentiel des nouvelles technologies en matière de réseaux pour générer de la gouvernance diffuse. Le modèle pyramidal avec généraux, colonels, capitaines et hommes de troupe qui structure l'imaginaire de la gouvernance étatique classique, n'est plus le seul disponible. J'en ai fait l'expérience, ces dernières
années à l'OMC en lançant avec nos amis de l'OCDE, le projet de mesure du commerce international en valeur ajoutée pour remplacer les mesures actuelles que les changements dans la structure des échanges ont rendu obsolètes. Très peu de gouvernance top down, une mobilisation spontanée via internet des réseaux de statisticiens et de chercheurs qui a produit des premiers résultats dans des délais inespérés.
Le potentiel des réseaux sociaux pourrait aussi être utilisé pour catalyser une forme de conscience universelle, un sentiment
d'appartenance planétaire des sociétés civiles, sans lequel toute forme de gouvernance globale risque de demeurer désincarnée.
• Enfin, cette question de l'appartenance, de la nécessité de justifier des disciplines par des exigences de solidarité, ce principe selon lequel " pas de discipline sans la solidarité que crée un sentiment d'appartenance" me conduit à une dernière suggestion de plus grand ampleur, qui est de s'attaquer au terrain des valeurs. Celui qu'il faut aborder si l'on veut parler d'un nouveau " contrat social".
Je participe, comme quelques-uns ici ce soir, aux travaux du G-20 depuis ses débuts. Et je fais un rêve.
Et si, au lieu de lire des speaking notes sur la réforme des quotas au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale auxquelles ils ne comprennent, pour la plupart, pas grand-chose, les dirigeants nationaux réunis au G-20 se parlaient vraiment ? Je veux dire exposaient à leurs collègues quelles sont leurs conceptions du développement, de la justice sociale, de la souveraineté, de la soutenabilité environnementale? Et s'ils exposaient ouvertement leurs contraintes politiques domestiques ? Et s'ils se parlaient de leurs rêves, de leurs cauchemars, de ce qu'est le bien ou le mal à leurs yeux, pour
en comprendre les similitudes et les différences ? Et s'ils débattaient d'un nouveau modèle de croissance qui économiserait davantage les ressources rares, celles de la nature, et moins les ressources humaines, abondantes ?
Je sais, je rêve.
Plus sérieusement, je suis parvenu, après toutes ces années de fréquentation des lieux de la gouvernance globale, à la conviction qu'il y manque pour avancer, un soubassement de valeurs communes de nature à porter une ambition partagée de civilisation. S'attaquer à construire une telle plate-forme représente sans doute un défi considérable. Parce qu'elle sera différente des modèles idéologiques classiques, elle fera grincer des dents les tenants de la supériorité de telle ou telle civilisation. Parce qu'elle n'empruntera plus qu'aux seuls modèles culturels dominant dans les grands ensembles continentaux, elle sera difficile à admettre par des populations naturellement réservées. Parce qu'elle devra aller plus loin que la déclaration universelle des droits de l'Homme et ses annexes en matière de droits économiques et sociaux, elle provoquera des controverses philosophiques voire spirituelles redoutables.
Je crois néanmoins qu'emprunter cette face nord de la gouvernance globale est devenu incontournable.
Je sais que les tenants du fondamentalisme des intérêts éternels des Etats ne croient ni à la nécessité d'une anthropologie de la globalisation ni au constructivisme des valeurs et qu'il faudra les convaincre.
Mais reconnaissons ce que les quelques progrès réalisés pour rendre le monde moins mauvais doit aux constructivistes.
Pour utiliser l'image de R. Kagan à ma manière, je crois qu'il vaut mieux vivre sur Venus que sur Mars.
Je formule donc, pour conclure, le voeu que les World Policy Conferences de l'avenir nous aident sur cette voie ardue. "
Remarquable, non ?
Pascal Lamy est un fin connaisseur de cette problématique, puisque l'OMC, dont il est le Directeur général, est l'un des bras armés de la mondialisation ultralibérale, dans sa composante " libre-échange ".
Curieux mélange, dans ce texte, de réalisme quant aux insuffisances de la gouvernance mondiale actuelle, de méthode Coué quant aux quelques progrès qui auraient été réalisés (il faut se satisfaire de bien peu pour considérer que l'on a progressé dans la régulation financière ; la patronne du FMI soutient d'ailleurs le contraire : au Monde le 6 juillet 2012 : " Si on nous demande si le système financier mondial est plus sûr aujourd'hui qu'avant la faillite de la banque Lehman Brothers, je réponds : pas encore ". ) et de spontanéité dans l'énoncé du " rêve ". Peut-on vraiment compter sur un rêve pour mettre de l'ordre dans la jungle actuelle et conjurer les périls qui montent ?
Pour un avis plus général sur cette problématique :
http://www.citoyensunisdeurope.eu/economie-et-societe/la-course-a-la-competitivite-ou-panurge-au-pouvoir-t425.html#p706