La commission des Affaires européennes du Sénat a produit, en date du 20 mars 2013, un rapport sur la situation de l'Union européenne par rapport au monde numérique.
Résumé de la problématique :
" Internet est une révolution. Par son caractère transversal, le numérique défie la vieille Europe : il renverse les modèles d'affaires, il se joue de l'impôt, il bouscule les règles de droit... Cet espace transfrontière est dominé par une poignée d'acteurs privés non européens qui deviennent des rivaux des Etats. Quelle est la place de l'Europe dans cette nouvelle géographie ?
Aujourd'hui, par le biais de son Agenda numérique, l'Union européenne tente de dégager le surplus de croissance que laisse espérer le numérique pour l'économie européenne. Mais cette approche par les usages manque d'envergure politique : qui se soucie de savoir si l'Union européenne sera consommatrice ou productrice sur le marché unique numérique ?
Qui s'inquiète de la perte de souveraineté de l'Union européenne sur ses données? Qui se soucie de préserver la diversité de la culture européenne en ligne? Bref, qui a pris la mesure de l'enjeu de civilisation qui se joue dans le monde numérique?
C'est à une prise de conscience politique que ce rapport appelle, à l'échelon européen car c'est à ce niveau seulement que nous pouvons trouver une masse critique pour peser dans le cyberespace. La commission des affaires européennes du Sénat avance ici trente propositions pour que l'Union européenne ne devienne pas une colonie du monde numérique. "
Nous citons - presque intégralement - l'introduction du rapport :
" L'humanité a connu deux révolutions cognitives avec l'apparition de l'écriture puis l'invention de l'imprimerie. La création de l'internet, réseau des réseaux, représente assurément pour le monde une troisième révolution, analogue à l'invention de l'imprimerie, avec les formidables potentialités qu'elle recèle et en même temps les tensions inévitables qui en découlent. Plusieurs penseurs s'accordent à reconnaître la nature de cette révolution, à commencer par Michel Serres. Le sémiologue italien R. Simone le confirme à son tour dans son dernier livre qui nous rappelle que nous sommes désormais « Pris dans la Toile ».
L'internet n'est pas le fruit d'une interconnexion de réseaux nationaux. Sa vocation globale tient à son essence même : il s'agit simplement de standards et de protocoles techniques d'interconnexion publics qui permettent la construction progressive d'un espace transfrontière partagé, que l'on pourrait comparer à l'océan, comme le fait M. Joël de Rosnay qui nous appelle à « Surfer la vie ». Alors que la géographie politique internationale se compose d'États, dont la souveraineté repose sur des frontières de conception westphalienne, le cyberespace dessine une géographie nouvelle. La domination sur le web de quelques grands acteurs privés américains, qui deviennent des rivaux des États, pose la question de la place qui revient à l'Europe dans cette nouvelle géographie.
Car l'échelon national n'est assurément pas l'échelon pertinent pour appréhender la révolution numérique : seule l'Union européenne (UE) a la masse critique pour peser dans le cyberespace. Et il est frappant de constater que, même sur ce sujet, le Gouvernement raisonne de manière tellement franco-française : la feuille de route dressée lors du séminaire gouvernemental du 28 février 2013 semble largement ignorer le contexte européen. Ainsi, le Gouvernement annonce une prochaine loi de protection des données personnelles, alors même qu'un règlement européen, donc d'application directe, est en cours de négociation sur ce même sujet au niveau de l'Union européenne. De même, il est surprenant que la ministre de la culture ait intitulé la mission qu'elle a confiée l'été dernier à M. Lescure « Exception culturelle, acte II », comme si notre pays était seul face au risque d'une marchandisation de la culture et que l'objectif européen de diversité culturelle ne constituait pas un cadre porteur pour la culture française. Le numérique déborde le cadre national : c'est au minimum à l'échelle européenne qu'une action publique peut utilement s'organiser en ce domaine. (...)
Après six mois de travaux et plus de soixante-dix auditions de penseurs et d'acteurs politiques, économiques et culturels impliqués dans le numérique, qu'elle a rencontrés à Paris et à Bruxelles et qu'elle remercie pour leur précieuse contribution, votre rapporteure est encore plus convaincue de la nécessité d'appeler à une prise de conscience collective de ce qui se joue pour l'Europe avec la révolution numérique : l'Europe est en passe de devenir une colonie du monde numérique, à la fois parce qu'elle devient dépendante de puissances étrangères et parce qu'il n'est peut-être pas exagéré de dire que le sous-développement la guette.
L'économie numérique connaît une croissance spectaculaire mais elle constitue aussi un levier de croissance désormais identifié. C'est pourquoi l'Union européenne s'est dotée d'une stratégie numérique, dont l'objectif principal est la constitution d'un marché unique numérique. Mais qui se soucie de savoir si l'Union européenne sera consommatrice ou productrice sur ce marché ? L'Union européenne a-t-elle pris la mesure politique de l'enjeu de civilisation qui se joue dans le numérique ?
Effectivement, le numérique défie la vieille Europe : il ébranle la puissance économique traditionnelle en captant la valeur et en bouleversant secteurs et marchés ; il se joue de l'impôt et exploite la concurrence fiscale entre États membres de l'Union européenne ; il défie les règles de droit et fait advenir dans le cyberespace des règles concurrentes aux règles étatiques. Ces défis sont d'une importance majeure pour l'Union européenne car ils la menacent de perdre la maîtrise de ses données, élément pourtant central de son indépendance et de sa liberté, et car ils mettent en péril la survie de l'esprit européen dans le monde numérique, posant finalement la question de l'avenir de la civilisation européenne.
C'est donc à un sursaut qu'appelle ce rapport : l'Union européenne doit se polariser autour de l'objectif politique de reconquête de sa souveraineté numérique. C'est en misant sur son unité qu'elle pourra peser de tout son poids dans le cyberespace, orienter la gouvernance mondiale de l'internet, monétiser l'accès à son marché de 500 millions de consommateurs et reprendre la main sur les données personnelles des Européens. Mais il faut aussi, et parallèlement, faire de l'Union européenne une opportunité pour l'industrie numérique européenne, seul socle véritablement solide de souveraineté dans le cyberespace où la puissance naît de la synergie entre acteurs publics et privés : pour cela, il convient d'ouvrir des marchés à nos start-up numériques et d'encourager la transition vers le numérique des entreprises européennes.
Ce rapport n'est assurément pas exhaustif tant le numérique révolutionne tout et offre un champ immense d'investigation et de réflexion. Il ne vient pas alimenter les peurs ni occulter tout le bien-être social qui résulte du net : simplification de la vie quotidienne, démocratisation du savoir, établissement de nouveaux liens sociaux, accélération de la recherche d'emploi, potentiel d'accompagnement des personnes handicapées... Mais il vise à prendre un point de vue politique sur les mutations en cours en les abordant de manière transversale et globale et en les resituant dans une perspective géopolitique. De ce point de vue, il vient sonner le tocsin avant qu'il ne soit trop tard. "
Pour prendre connaissance de l'analyse du Sénat et de ses trente propositions :
http://www.senat.fr/rap/r12-443/r12-443_mono.html