Dans un communiqué de presse du 30/08/2016, la Commission européenne a annoncé qu’elle venait d’ordonner au gouvernement irlandais de récupérer 13 milliards d’euros d’impôts plus intérêts auprès du groupe Apple.
Résumé :
La Commission a conclu, après une enquête menée depuis 2013, que l’Irlande avait accordé à Apple des avantages fiscaux illégaux au regard des règles de l’UE en matière d’aides d’État. Elle prend soin de préciser que cette décision ne remet pas en cause le système fiscal général de l’Irlande ni son taux d’imposition des sociétés (12,5%), mais que « les États membres ne peuvent accorder des avantages fiscaux à certaines entreprises triées sur le volet ». « Le traitement fiscal sélectif réservé à Apple en Irlande est illégal au regard des règles de l’UE en matière d’aides d’État, car il confère à l’entreprise un avantage significatif par rapport aux autres sociétés… soumises aux même règles nationales d’imposition».
Dans le cas d’Apple, cet avantage se présentait sous la forme de deux « rulings » (clarifications officielles écrites concernant un régime fiscal existant) du gouvernement irlandais, le premier de 1991 remplacé par un deuxième de 2007 concernant les deux sociétés du groupe en Irlande, Apple Sales International ASI et Apple Operations Europe AOE. Aux yeux de la Commission, « les rulings fiscaux en tant que tels sont parfaitement légaux. Il s’agit de lettres de confort émises par les autorités fiscales pour permettre à une société de savoir précisément comment son impôt sur les sociétés sera calculé ou pour l’informer sur l’utilisation de dispositions fiscales spécifiques ». Mais « l’enquête de la Commission a montré que les rulings fiscaux émis par l’Irlande avalisaient une répartition interne artificielle des bénéfices d’ASI et AOE que rien ne justifiait sur le plan factuel ou économique », alors que dans le cadre du contrôle des aides d’État par l’UE pour assurer un traitement équitable des entreprises, « les bénéfices doivent être répartis entre les sociétés d’un groupe et entre différentes parties d’une même société d’une manière qui reflète la réalité économique ».
ASI était chargée d’acheter des produits Apple à des fabricants d’équipements du monde entier et de les vendre en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique et en Inde. Les clients d’Apple achetaient contractuellement les produits ASI en Irlande plutôt qu’aux magasins qui leur vendaient physiquement les produits sur place. De ce fait ASI enregistrait en Irlande toutes les ventes et les bénéfices qui en découlaient pour ces zones géographiques. Les deux rulings fiscaux irlandais avalisaient la répartition interne de ces bénéfices au sein d’ASI. La plupart des bénéfices étaient affectés en interne à un « siège » d’ASI en dehors de l’Irlande. Ce siège n'était situé dans aucun pays, n’employait aucun salarié et ne possédait pas de locaux. Seule une fraction des bénéfices d’ASI était affectée à sa branche irlandaise et soumise à l’impôt en Irlande. La plus grande partie des bénéfices étaient affectés au « siège » où ils échappaient à l’impôt. En conséquence, seul un faible pourcentage des bénéfices d’ASI était imposé en Irlande, le reste n'était imposé nulle part. Pour la Commission, le « siège » d’ASI « n’avait pas la capacité économique de générer des revenus commerciaux … En conséquence, les bénéfices de vente d’ASI auraient dû être enregistrés par la branche irlandaise et être imposés en Irlande ». De plus, ASI et AOE effectuent des paiements annuels à Apple aux États-Unis, afin de financer des actions de recherche et de développement (fournissant sur la période étudiée plus de la moitié de ce financement pour le groupe), qui sont déduits des bénéfices enregistrés par les deux sociétés en Irlande, réduisant d’autant plus l’assiette de l’impôt.
Le traitement fiscal sélectif découlant des deux rulings a permis à Apple de se voir appliquer en Irlande un taux d’imposition effectif de 1% en 2003, taux qui a diminué jusqu’à 0,005% en 2014. La Commission ne peut ordonner la récupération d’une aide d’État illégale que sur une période de 10 ans précédant sa première demande de renseignements dans le cadre de l’enquête, soit 2013. Le montant de 13 milliards d’euros représente donc les impôts à récupérer pour la période 2003 à 2013. Pour mettre ce montant en contexte, en 2015 le groupe Apple a annoncé un bénéfice de l’équivalent de 47,8 milliards d’euros et détient 193 milliards d’euros en cash dans des paradis fiscaux à l’extérieur des États-Unis pour éviter qu’ils ne soient soumis à l’impôt américain sur les bénéfices des sociétés de 35%.
Le communiqué de la Commission se termine par un paragraphe intitulé « Contexte », où elle place la décision concernant Apple dans le cadre d’une série de redressements fiscaux ordonnés par elle en 2015 au Luxembourg et aux Pays-Bas (pour Fiat et Starbucks – voir les articles concernant le « Luxleaks » sur ce site) et en 2016 pour 35 multinationales en Belgique, ainsi que les enquêtes en cours concernant Amazon et McDonald's au Luxembourg. Elle continue en déclarant « poursuivre une stratégie ambitieuse d’imposition équitable et d’accroissement de la transparence » par ses propositions, citant la conclusion d’un « accord politique dès octobre 2015 » entre États membres « sur l’échange automatique d’informations concernant les rulings fiscaux » et d’autres initiatives en cours.
On peut retrouver des échos de ce ton offensif dans une autre partie du communiqué concernant la récupération des 13 milliards d’euros d’impôts dus par Apple à l’Irlande, où la Commission précise que « le montant à récupérer par les autorités irlandaises serait réduit si d’autres pays exigeaient d’Apple qu’elle paie plus d’impôts sur les bénéfices enregistrés par ASI et AOE … Cela pourrait être le cas s’ils considéraient à la lumière des informations révélées par l’enquête de la Commission que les risques commerciaux, les ventes et les autres activités d’Apple auraient dû être enregistrés sur leur territoire … Le montant … à récupérer… serait également réduit si les autorités américaines exigeaient d’Apple qu’elle paie des montants plus élevés à sa société-mère américaine … afin de financer ses efforts de recherche et de développement ». Ces remarques peuvent être lues par d’autres pays concernés presque comme une invitation à ouvrir une boîte de Pandore en se servant des résultats de l’enquête de la Commission pour poursuivre Apple.
Selon un article de Mediapart du 30/08/2016, la Commission a fait l’objet de fortes pressions pendant l’enquête de la part des autorités américaines. En février 2016, le secrétaire américain au Trésor, Jack Lew avait demandé à la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager de reconsidérer les enquêtes qu’elle menait et que lui considérait comme des « précédents perturbants ». Le Président des États-Unis avait déclaré à la même époque que l’Europe faisait preuve de « protectionnisme ». Lew s’est ensuite déplacé à Bruxelles en juillet 2016 pour tenter de faire fléchir Jean-Claude Juncker.
Sans surprise, la décision de la Commission a été considérée comme scandaleuse par le PDG du groupe Apple qui est implanté en Irlande depuis des décennies, où il emploie plus de 5000 personnes. La fragile coalition actuellement au pouvoir en Irlande, où la décision de la Commission a produit un choc terrible, a fini après plusieurs jours d’hésitations par faire l’unanimité en son sein pour faire appel de cette décision auprès de la Cour Européenne de Justice, afin de ne pas ternir son image de pays membre de l’UE accueillant vis à vis des investisseurs étrangers.